mercredi 27 février 2013

Castaneda : mythe ou réalité(s) ?




Pour qui s’intéresse, même de loin, au chamanisme, le nom de Castaneda sonne comme une légende. La promesse de visions extraordinaires, de pouvoirs étonnants, d’accès à d’autres réalités. Mythique et controversé, le personnage a de quoi intriguer... Quel est son apport ? Faut-il suivre sa voie ?





Tomber sur un livre de Castaneda n’est pas anodin. Des histoires de plantes savantes, de coyotes qui parlent, de métamorphoses en corbeau, de boules d’énergie ou de sorciers capables de se dédoubler, qui seraient le compte-rendu de son apprentissage auprès d’un chamane amérindien du nom de Don Juan Matus. « La nuit où tu as rencontré le papillon tu as eu, comme je l’avais prévu, un véritable rendez-vous avec la connaissance, lui aurait dit par exemple celui-ci. Tu as appris l’appel du papillon, tu as senti la poudre dorée de ses ailes, mais surtout, cette nuit-là, pour la première fois, tu as pris conscience de ”voir” et ton corps a appris que nous sommes des êtres lumineux »…


L’histoire commence en 1968 lorsque Carlos Castaneda, étudiant en anthropologie, péruvien installé en Californie depuis 1951, relate dans L’herbe du diable et la petite fumée son initiation au secret d’un monde situé au-delà des limites de la perception ordinaire. Pour une génération étriquée dans la société de consommation, pour ceux qui s’interrogent sur la pertinence d’un ancrage purement matérialiste, c’est une bouffée d’air.

Les ventes s’emballent, d’autres ouvrages suivent : Voir, Le voyage à Ixtlan, Histoires de pouvoir… Anaïs Nin et Alejandro Jodorowsky adorent, John Lennon et Jim Morrison aussi. Fellini envisage de l’adapter au cinéma, Oliver Stone nomme Ixtlan Films sa maison de production. En France, ses livres sont d’abord édités par les surréalistes. De l’avis général, les quatre premiers sont d’anthologie.




Mythe ou réalité ?


Au fil des écrits, pourtant, un mystère se profile : Don Juan a-t-il vraiment existé ? L’auteur a-t-il réellement reçu cet enseignement ou l’a-t-il inventé, au gré de rencontres, de lectures et d’emprunts divers ? Castaneda affirme que tout est vrai, mais refuse mordicus de donner des détails.

Pour les anthropologues qui se penchent sur son œuvre, ça sent le bidonnage : trop de contradictions, d’invraisemblances, d’imprécisions. « Selon certains chercheurs, il aurait tout pompé sur des pionniers comme Weston La Barre, Robert Gordon Wasson ou Timothy Leary », indique le chamane Laurent Huguelit dans Le chamane & le psy. Auteur de Carlos Castaneda, la vérité du mensonge, Christophe Bourseiller évoque l’influence d’Allan Watts, des Portes de la perception d’Aldous Huxley, des sagesses grecques, soufies, zen, yogi… Une sorte de « mélange revisité à sa sauce », dit Laurent Huguelit.


C’est grave, docteur ? Non, affirme Christophe Bourseiller. Car si le Péruvien était un « baratineur invétéré depuis l’enfance », ses livres, qu’ils soient le fruit d’une imagination virtuose, d’une connexion innée à d’autres mondes, d’un trip sous psychotrope, d’un savoir ancestral ou d’un pillage documentaire, ouvrent des horizons.

« Lorsque Vincent Cassel m'a offert L’herbe du diable et la petite fumée, j'étais dans l'étude des spiritualités d'Orient, raconte le cinéaste Jan Kounen. J'ai tout de suite été fasciné par l'approche de Castaneda. Après sa lecture, je me suis intéressé au chamanisme mexicain et amazonien. S’il n’a jamais croisé Don Juan, cela fait de lui le plus grand écrivain du siècle ! Je préfère croire qu'il a tout vécu, il reste ainsi plus abordable. Peut-être a-t-il arrangé ou encodé certaines parties de son histoire. Après tout, comme dit Gandalf à Bilbo dans Le Hobbit, toute belle histoire mérite quelques embellissements. Pour ma part, ce que j’ai vécu en Amazonie est suffisamment surnaturel pour croire à l’essence de ses récits. »

Sans verser dans l’ésotérisme, Christophe Bourseiller n’en admire pas moins la force de l’œuvre de Castaneda, « à la confluence d’une certaine mystique, d’un regard philosophique et d’une fulgurance poétique », ainsi que sa capacité à bousculer. « A la manière d’un René Char ou d’un Edmond Jabès, il n’est pas juste un grand écrivain, mais un grand penseur. La poésie ne ment pas. Les mondes symboliques aussi, sont opérants pour éclairer nos vies. »




La force du conteur



D’où Castaneda tire-t-il son intensité de vision ? L’énigme reste entière. Mais une chose est sûre : par son talent littéraire, il a su attirer un public qui n’aurait jamais lu un ouvrage d’anthropologie. « A son époque, la société occidentale avait de gros préjugés sur les chamanes, rappelle l’anthropologue Jeremy Narby. Il y avait besoin d’un raconteur d’histoires pour la sortir de sa torpeur, démocratiser l’accès aux cultures indigènes et montrer tout ce qu’elles ont à nous apporter. »

Ces peuples marchent peut-être pieds nus, ils racontent peut-être « des choses à coucher dehors », mais « c’est peut-être nous qui sommes limités, plutôt qu’eux qui disent des absurdités ! poursuit Jeremy Narby.Castaneda m’a donné envie de partir à leur rencontre en leur témoignant écoute et respect, sans tricher. Le monde a besoin d’une anthropologie accessible, qui lui permette de se comprendre dans sa diversité. »


Et pour le coup, Castaneda met le paquet. Exit les frontières matérielles et spatio-temporelles, l’écrivain appelle à s’extirper de nos conditionnements sociaux et de nos préjugés pour s’ouvrir à l’inconnu. Tantôt inspirant, quand il parle d’immensité de l’esprit ou dit que tout est énergie. Stimulant, quand il laisse entendre que nous avons en nous la faculté de percevoir cette intelligence invisible et d’y participer. Voire perturbant, quand il décrit des concepts ou des visions qui peuvent sembler délirants…


« L’apport de Carlos a été important, notamment par l’introduction des notions de réalités ordinaires et non-ordinaires », indique l’anthropologue Michael Harner, grand spécialiste du chamanisme, dans le livre Higher Wisdom : Eminent Elders. Dans Psychothérapie et Chamanisme, le psychiatre Olivier Chambon souligne la pertinence des concepts de “stopper le monde”, de “voir”, de “seconde attention”… Autant d’invitations à faire taire les pensées, porter sur les choses un œil neuf, prendre conscience du moment, apprendre à remarquer les accords et les présages, bref se distancier du fonctionnement habituel de notre être pour se reconnecter à des facettes occultées, plus sensibles à la magie de la nature et à ces petites extravagances qui font le sel de la vie.

Jusqu’à atteindre, peut-être, des rivages extraordinaires. Car pour qui s’est déjà frotté au voyage chamanique, les écrits de Castaneda ont de quoi résonner. « En le relisant, après mes épisodes amazoniens, j’ai trouvé certains passages tellement justes », témoigne Jan Kounen. Un coyote qui parle, un papillon qui a des choses à nous apprendre ? Pourquoi pas ! Un sorcier qui disparaît et apparaît à volonté, des rencontres d’âme à âme dans l’au-delà ? Ok ! Et s’il s’agissait d’une réalité non matérielle, accessible dans un état modifié de conscience ? En ce sens, « Don Juan peut être un guide de l’autre monde, pas forcément un être en chair et en os, souligne Laurent Huguelit. Tout est possible, tout est réel dans l’expérience chamanique. »




Histoires de pouvoir


Attention toutefois à ne pas y chercher de recette miracle. En Kerouac de l’aventure spirituelle, Castaneda en donne une image spectaculaire et rock’n’roll, à manier avec circonspection. « Ses livres peuvent être durs à décoder, convient Olivier Chambon. Si l’on n’est pas déjà un peu initié, on risque de se perdre, de se laisser entraîner sur de mauvaises voies. »

Jan Kounen confirme : « Ses écrits participent à l’acte nécessaire de déconstruire le réel ; en ce sens, ils sont recommandables. En revanche, je ne conseille pas la mise en pratique en solitaire de son enseignement. Mieux vaut être en relation avec un être dépositaire d’une connaissance – quelle qu’elle soit. Sinon, on peut vite partir en sucette en jouant mentalement avec des concepts sans les intégrer pleinement. »


Sous la plume de Castaneda, Don Juan donne des clés, montre des portes. A chacun, ensuite, de les pousser. Sans les forcer. « Dès le moment où j’ai commencé à pratiquer, je n’ai plus ressenti le besoin de lire ce genre de livres, qui peuvent devenir des parasites mentaux et nous empêcher de trouver notre propre voie », témoigne Laurent Huguelit. Il n’y a pas qu’un chemin pour accéder à la connaissance ; à chacun de trouver celui qui lui convient.

En se méfiant notamment des mirages de la sorcellerie et du pouvoir. « Beaucoup de gens pensent que c’est ça, le chamanisme », commente Laurent Huguelit – alors que dans les cultures traditionnelles, c’est avant tout l’art de guérir par l’entremise des forces spirituelles. « Dans le chamanisme tel que je le pratique, le pouvoir ne fait que nous traverser, nous ne l’accumulons pas ; il ne nous appartient pas ».


Pour autant, Jeremy Narby trouve franche et utile cette exploration du côté sombre. « Les états modifiés de conscience ne mènent pas qu’à la lumière et la bonté, rappelle l’anthropologue. Castaneda parle ainsi beaucoup de datura, une plante dangereuse, dotée d’une part d’ombre considérable. Par ce biais, il apporte une réflexion intéressante sur la dualité du pouvoir. Celui-ci est partout : dans le chamanisme, la politique, le capitalisme… On considère que c’est bien d’en avoir, mais on a vite tendance à en abuser. »

Pourquoi veut-on en acquérir : pour briller aux yeux du monde ou tâcher de le rendre meilleur ? « Nos sociétés ne s’interrogent pas assez à ce sujet. »




Lâcher l’ego


Comment éviter de se fourvoyer ? Par le travail, d’abord. « Ce qui m’a marqué dans Castaneda, c'est le chemin, l'intégrité, le déconditionnement, l'impeccabilité, l’effort de récapitulation », dit Jan Kounen. « Il montre que la découverte de la nature de la réalité demande une grande discipline », confirme Olivier Chambon.

Une « ascèse » qui va de pair avec la dissolution de l’ego : impossible de se prendre pour un cador quand on se rend compte que la route est longue, et qu’on est l’infime maillon d’un infini bien plus puissant. « Aussi longtemps que tu te croiras important, tu ne pourras pas apprécier le monde qui t’entoure, révèle Don Juan à Carlos. Tu seras comme un cheval avec des œillères, tu ne verras que toi séparé du reste », et non la complicité malicieuse qui nous unit à l’univers, et ne peut que nous inciter à ne pas nous prendre trop au sérieux.

« L’humour est une clé importante pour comprendre Castaneda », confirme Jeremy Narby. En fou du roi subversif et facétieux, Don Juan ne cesse ainsi de se jouer de la réalité et d’agiter sous le nez de son élève – et du nôtre – les failles et faux-semblants de notre société.


Est-ce pour cette raison que l’écrivain s’est ingénié à fuir les interviews et brouiller les pistes sur son histoire personnelle ? Avant même d’écrire son premier livre, cet « apôtre de la transgression, destructeur acharné des cadres préétablis » – dixit Christophe Bourseiller – mentait déjà sur son parcours et son identité…

Hélas, ça ne l’a pas empêché, dans les dernières années de sa vie, d’oublier que « le chemin doit avoir du cœur » (selon les mots de Don Juan) et de laisser son ego se dorer au soleil du succès, en devenant le gourou d’un groupe d’adeptes prêts à payer grassement ses séminaires et à accepter qu’ils les malmènent. Un gourou aussi charismatique que cynique, séducteur que tyrannique, désormais « plus proche du Don Juan de Molière que de celui du désert », note Christophe Bourseiller.


Un homme, au fond, à l’image du monde : subjuguant de complexité, avec ses parts d’ombre et de lumière, d’exubérances et de mystères, qui mérite qu’on aille explorer, au-delà des apparences, ce que ses multiples facettes ont à nous enseigner.

« Castaneda était un éveilleur », conclut Christophe Bourseiller. De ceux qui vous secouent « comme un prunier, à l’endroit, à l’envers », au risque de vous faire autant de mal que de bien, selon la manière dont vous les abordez. Vous voilà prévenus. Maintenant, à vous de “voir” !


Carlos Castaneda : La vérité du mensonge, Christophe Bourseiller
Editions du Rocher (Février 2005 ; 264 pages)



L'Herbe du diable et la Petite Fumée, Carlos Castaneda
Christian Bourgois (Novembre 2002 ; 260 pages)



Le Voyage à Ixtlan, Carlos Castaneda
Éditions Gallimard (1988 ; 340 pages)



Histoires de pouvoir, Carlos Castaneda
Éditions Gallimard (Octobre 1993 ; 386 pages)









ARTICLE INREES : Lundi 25 Février 2013 / Par Réjane Ereau